Jean Gabriel Périot, ou le refus de la culture du malheur intime

 

Quand Jean Gabriel Périot envoie une proposition de vidéo, chacun de ses envois est nouveau quant à l’approche. Autre proposition, autre piste d’accroche. Cela ne signifie pas qu’il ne saurait pas opter pour une écriture, car la sienne est précisément de savoir entrer en congruence avec son objet et ce, dans sa confiance en la vidéo, ses aptitudes et le recours à sa malléabilité. Aussi n’est-il pas dans la quête absolue d’inventer des formes mais de faire sa parole avec ce langage vidéographique, parole faisant trace vers le politique voire étant de l’ordre du politique.

Car J. Gabriel, sous certains aspects ludiques, revient en plein, directement en pied de nez ou plus métaphoriquement, sur le monde comme il va — mal. Non pour s’en désoler mais donner de la vivacité à l'action. A la colère divine du chant biblique — Dies Irae — répond l’utopique air de manifestation de rue We are winning don't forget à la réclamation sociale d’une norme des amours de Before I was sad, répondent les amours de grenouille à nain de jardin, de cheval à ressort, à lampe à avion ou de bonhomme jouet à grelots et canard en plastique jaune, c’est l’efficacité des Parades amoureuses en une minute puisque là comme le plus souvent, c’est la condensation qui opère. Undo en dix minutes parcourt les quelque milliards d’années jusqu’au big-bang de la création du monde…

Autre preuve, les deux minutes essentielles de Gay ? et de Before I was Sad notables car le projet de dire ce que l’on est — homo — entraîne deux énonciations antagonistes quant à la figure choisie et un même énoncé de revendication d’être. L’un affirme à la lettre, sans écart du mot, dans la crudité du vocable, l’autre en oxymore du signifié se dit en antiphrase. Les deux vidéos revisitent la parole militante, ainsi que quatre autres réalisées aussi entre 2000 et 2004 qui déterminent une identité refusant le compromis de la bienséance. Et aucune ne craint le choc de l'image et du mot… et opte pour l'attaque souriante. Car ces deux vidéos — des plus brèves mais tout aussi efficaces — attaquent l'homophobie déniée, celle qui au nom du consensus accepte(rait) la différence d'attrait sexuel et qui, pour preuve, a un ami qui…

Sphère de l’identité encore, Journal intime efface cette notion de naturalité de l’homme puisque la découverte du corps s’avère prothésique. Quand le beau jeune homme fait sa toilette en fragmentant son corps, il en renverse le fétichisme tout en en reprenant l’énumération en gros plans. L’intime est la cicatrice que l’on nettoie, les lentilles que l’on quitte, l’appareil dentaire que l’on ôte… quand n’est-on plus soi ? ou inversement le « je » est toujours déjà un autre, toujours dans la construction de soi. C'est aussi ce que la boutade de Avant j’étais triste, dit en creux, à l’envers, car être accepté dans la société, c’est accepter ses codes de reconnaissance, c’est suivre ses règles, c’est se forcer à habiter un autre « je ».

J-G. Périot s'emploie à dévaster cet aimable refus. Ainsi le premier titre use de l'imparfait qui implique un changement du “ je ” énonciateur vers le bonheur ; il lance la description du passé dépassé puisque inducteur de tristesse en une biographie réduite aux étapes normées mais engluées de clichés, du portrait de l'homosexuel, l'habitat chez maman, l'écoute de Dalida… ou moins normées « les copains pédés » et le quartier du Marais avant les solutions / le renversement total pour trouver le bonheur ; le PACS et l'adoption de deux enfants avec vacances à Oléron, maison, voiture, tartines de Nutella et achats de vêtements chez C&A, annulent les regards négatifs des collègues de bureau, voire les conduisent à boire ensemble de la bière. Cela serait l'acceptation sociale du contrat de vie entre homosexuels, si ce n’est que, se souvenant de la fonction de la chute du court métrage, les dernières images inscrivent le visage et le nom féminins de Sylviane « qui est bien gentille » alors que le caniche se glisse sur la canapé où sourit le couple. Ainsi le bonheur n'est que dans l'adoption de la logique sociale définie pour / par l'hétérosexualité. Pour preuve l'antiphrase en forme de slogan conatif ponctue ces deux minutes de dérision : « L'Hétérosexualité c'est l'avenir des gays. »

Dans cet esprit gouailleur, loin de tout didactisme, semblant accepter ce qu'elle refuse, la vidéo adopte un ton fleur bleue avec la couleur rose et le cœur volant pour la seconde période, après le gris des vêtements sous fond jaune des médaillons de la première… Un ton moqueur en optant pour la reprise pour chaque visage — hormis celui de la mère et de la femme et certes de ses amants en positions très explicites — de celui du réalisateur avec ou sans lunettes pour distinguer ses enfants, pour le « je » comme pour ses collègues à chaque fois grossièrement détouré et opinant de droite à gauche à la manière d'une marionnette en deux dimensions, animation simplissime de photos découpées qui exhibent l'hypocrite parole sociale.

Gay ? ou un même propos pour une autre définition, formulée. Cette seconde vidéo y va directement, sans chemin détourné, elle efface le romantisme que bon nombre — parmi ceux qui certes ne le vouent pas aux gémonies — affectent à l'homosexuel, autre manière de le refuser. En plan fixe, frontal annulant le hors cadre, Jean-Gabriel Périot, en plan rapproché poitrine, censé s'adresser pour son coming-out à sa famille, à sa boulangère comme à son libraire, devant des étagères qui ne refusent pas les ouvrages d'art, se penche vers l'auditoire — par définition — absent et se désigne par le familier raccourci « Gaby ». Refus du floutage, le visage se duplique souriant, le vocabulaire est précis. Sans hésitation il dépasse les paroles « attendues », en décrivant ce qu'il aime pratiquer sexuellement, faire ou recevoir, au-delà de l'idée de raffinement prêté aux « jolis couples », raffinement, délicatesse qui ne sauraient être liés à telle ou telle préférence sexuelle. Efficace retour à la réalité du vécu et à la nécessité d'être reconnu et accepté comme tel sans mythologie ni faux fuyant.

 

Jean Gabriel ou la figure du revers

Au-delà de cette crudité de l’autobiographie, Jean Gabriel Périot se fonde hors de l’individualisme. En un protocole certes exercé par d’autres monteurs, We are winning don't forget, 2003, rythme selon Godspeed You! Black Emperor, un montage rapide de plans ou de photos de métiers, usines, entreprises, lieux du travail et enfin de soulèvements sociaux.

Mais sans plonger dans la déréliction, car à qui désespère que le peuple n’existe pas, ces six minutes qui récupèrent de telles images a-filmiques, en écrivent un portrait sans paroles… celui du Monde qui se construit par l'effort du prolétariat : plans de mineurs, d'ouvriers en bâtiment, de travailleurs de mille métiers… puis plans du Monde qui se révolte dans le crescendo du montage, plans de manifestations — police, armée, altercations, violence, coups, arrestations… — en suivant une musique dont le rythme et l'amplitude grandissent…

Il redonne image à une internationale qui réagit, à ceux auxquels on ôte précisément l’existence en les reléguant aux pages des faits divers, en ne les nommant plus classe sociale mais selon des catégories socioprofessionnelles plus ou moins recherchées par les Patrons et dès lors, en leur refusant toute possibilité de la lutte des classes puisque celles–ci n’existeraient plus. Inversement la verve dans cette succession appelle au rappel des droits et à la force possible des hommes s’ils se réapproprient leur être d’hommes et ne subissent plus la définition de sacrifiés.

Cependant cet élan du cœur n’est pas naïveté et avec la tension 21.04.02, jour d’élection de triste mémoire et Dies Irae de 2005, assènent la catastrophe comme fonds de notre histoire emportée par la même rythmique entraînante, la même tension. Dies Irae à travers villes, avenues, couloirs, à travers l'intérieur et l'extérieur en un fondu enchaîné supprime la possibilité d'en réchapper et intégrant casernes, constructions, buildings et bâtiments, mêle les temps en un temps. Cela n'est pas vain ni creux exercice de style qui en un savant fondu enchaîné formerait l’un des travellings — du moins l’effet de travelling — avant les plus longs de la vidéographie, puisque selon l'écho du titre Dies Irae il s'achève sur la menace — l'histoire n'a pas appris — de ce qui pourtant fut terrible, les camps de concentration, il s’achève sur ce point de fuite central vers lequel ont convergé toutes les voies empruntées. Des lieux de tous pays, des voies de toutes sortes, d’abord vides d’hommes, puis traversées de voitures, puis de passants, avant les trains métro souterrains et trains du quotidien, des lieux non localisables avant les panneaux de signalisation américains. Parce que le point où cette civilisation entraîne, ce sont les portails des camps de concentration où les lourds wagons plombés entraînaient sans recours les prisonniers du Reich. Les portails qui osaient, dans cette machine à broyer celui que les Nazis considéraient comme sous homme, arborer un slogan de liberté : le travail rend libre. Les Nazis dans le cynisme et l’inhumanité avaient fabriqué les camps, les avaient institués, pensés par le génie des hommes.

Le terrible serait de le négliger, de se rassurer en brandissant un devoir de mémoire puisque les commémorations négligent précisément que c’est l’humain qui a été/est capable du monstrueux. Resterait à revenir — autre revers — à l’origine du monde, mais celle de Undo s’éloigne de Courbet puisque ce film footage renverse le chemin, s’invente le retour d’un monde sans, sans tous les objets du monde, en effaçant plan par plan les inventions, y compris celle de la transformation en nourriture des animaux jusqu’à l’image de l’initial. Ainsi sous les manières de jeu, c’est de sens du monde qu’il s’agit.

Si la vidéo devient le lieu de questionnement, elle ne s’arroge pas de savoir la vérité du monde, voire elle se plaît aux manières de dérision.

Et je repense à Rain, en métonymie à cette apparente désinvolture qui gouverne les vidéos de J. Gabriel, puisque la lecture de plusieurs de ces films, se joue selon la chute du court métrage. Rain éclabousse l’espace vidéographique de jets de gouttelettes, de mouvements harmonieux, de gerbes de perles de rosée ou d’eau comme celles chorégraphiées des fontaines baroques alors que ce sont jets d’urine lancés par sexes d’hommes.

 

Par Simone Dompeyre
Turbulences vidéo # 53, octobre 2006.